L’esprit français à travers Cléo de 5 à 7 par Agnès Varda
av Eli Levén

J’hésite à écrire un texte sur l’esprit français en tant que Suédois, il s’agit de participer à un projet typiquement français qui m’est étranger, idéologiquement, culturellement et personnellement. Cela me paraît être l’occasion rêvée de vomir les clichés romantiques, ringards et éculés sur le vin, le fromage et les cigarettes. Je me sens également modeste et humble en décrivant une culture dont l’art m’a rempli d’admiration et de respect. Néanmoins, je veux essayer de le faire en utilisant un film que j’adore. À travers mes sentiments spécifiquement personnels en moi je peux d’accéder à quelque chose de l’esprit français, je l’espère. 
 
Cléo de 5 à 7, le deuxième long métrage de réalisatrice Agnès Varda est sorti en 1961. Il s’agit d’une véritable lettre d’amour adressée à la ville de Paris dans laquelle Varda laisse le visage délicat de l’actrice Corinne Marchand jouer le rôle de Cléo, jeune chanteuse en vogue affectée par la menace d’un cancer potentiellement mortel. Le titre du film fait référence à la période pendant laquelle se déroule l’histoire. Cléo est suspendue entre deux horloges, celle de son rendez-vous chez une diseuse de bonnes aventures et celle de chez le médecin pour connaître les résultats d’une biopsie. Le film explore thèmes du temps, de la mort et de l’interdépendance humaine dans une modernité urbaine, la lutte désespérée des gens pour s’atteindre les uns les autres.
 
Autour de Cléo c’est la ville de Paris, la ville est elle-même un personnage du film, et dans les cafés les gens (les jeunes, les vieux, les parents) parlent de leurs relations intimes, du surréalisme, de la poésie décadente, Miró et Picasso, on parle de leur déception face à la décision d’écraser le soulèvement en Algérie. Le film se déroule pendant la guerre d'Algérie, un conflit qui a profondément marqué la société française de l'époque. Varda intègre cette réalité politique dans son récit, en montrant les manifestations et les discussions politiques qui ont lieu dans les rues de Paris.
 
Le film est aussi une lettre d’amour à l’art cinématographique qui s’inspire de « city symphonies » ou « ode à la ville » des pionniers du cinéma documentaire. 
 
Oui, ce film me fait l'effet d'un béguin en raison de la légèreté ludique et inventive qui l'imprègne. Il me donne un sentiment d'ivresse.
 
À travers les yeux de son personnage principal, Cléo, Varda nous plonge dans l'esprit parisien de l’époque et nous invite à réfléchir sur la condition humaine, c’est un film existentialiste. L’existentialisme en tant que mouvement littéraire est né dans la génération désenchantée après-guerre. L’écrivain Jean-Paul Sartre a été une figure de proue du mouvement, inspiré par le style d'enseignement exigeant de Socrate et la tentative de Kierkegaard de réanimer le christianisme de ses conventions rigides ainsi que les idées de Nietzsche sur la morale et l’individualité. Sartre voulait que son œuvre provoque une réaction chez ses lecteurs, les encourageant à rechercher leur propre vérité. Les pensées de Sartre ont imprégné les mouvements des jeunes en quête de liberté des années 1960 qui ont atteint leur crescendo en mai 1968, et peut-être pourrait-on dire qu'il s'agit d'un écho à la Révolution française en 1789.
 
Cléo est en effet une existentialiste. Dans une scène cruciale du film, Cléo, aliénée par sa vie de pop star, quitte ses auteurs-compositeurs et son assistante pour errer seule dans la ville, ce qui donne lieu à une rencontre authentique au cours de laquelle elle se présente sous son vrai nom, Florence, et se libère de son rôle professionnel étouffant, du moins pour un temps. Elle se moque du destin qu'elle a cherché dans les cartes divinatoires au début du film, porte le nouveau chapeau noir qu'elle a acheté et s'habille même si, selon son assistante agaçante mais bien intentionnée, cela porte malheur de porter des objets nouvellement achetés un mardi. Un film qui porte aussi la marque du féminisme : les deux heures de la vie de Cléo sont l'histoire d'une jeune femme angoissée, piégée par le regard des autres mais obligée de se libérer face à sa mortalité.  
 
Tout cela est raconté dans le style cinématographique innovateur de Varda. Le film - justement comme son personnage existentialiste, féministe, parisienne Cléo – change de forme tout au long du film : le film emprunte des expressions du documentaire, de l’essai cinématographique, au film musical, au film expérimental et au film commercial pour créer un drame d’une quotidienneté parisienne rehaussé.
 
Le point de départ du film pour Varda a été la peinture La mort et la jeune fille par Hans Baldung Grien ainsi que Jacques le fataliste, le roman par Diderot. Cette méthode de travail consistant à prendre une peinture et à lui donner vie en transposant dans la réalité cinématographique a été poursuivie par Varda dans ses derniers films, tels que Les glaneurs et la Glaneuse (sorti en 2000), un film qui commence devant un tableau réaliste du Louvre et se termine dans les champs de la campagne française.
 
Pour mes yeux d'étranger, le film de Varda contient tout ce que je perçois comme l'esprit français : la rébellion, le débat constant, la capacité à parler et à discuter du pouvoir, de la philosophie, des hiérarchies et de la culture, l'amour du café, l’attention cérémonielle portée aux rituels quotidiens, le colonialisme, la musique pop existentialiste sur la mort, l'intellectualisme, la grande ville vibrante de Paris qui est le cœur de la culture européenne, et la capacité à faire de l'art à partir de tout cela. Pour moi, le fait de se déplacer avec une telle aisance en termes de références, à la fois basses et hautes, est un signe incontestable de l'esprit français.
 
Sources :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Agn%C3%A8s_Varda
https://fr.wikipedia.org/wiki/Hans_Baldung
https://chunkingbooks.com/product/cleo-de-5-a-7/
https://www.dvdclassik.com/critique/cleo-de-5-a-7-varda
https://www.contrepoints.org/2012/03/25/74545-jean-paul-sartre-de-la-liberte-individuelle-a-la-liberation-par-le-collectivisme
https://www.so-rummet.se/kategorier/religion/icke-religiosa-livsaskadningar/existentialism#
https://www.cineasterna.com/sv/library/75/title/2794